Gaspard de la nuit : autobiographie de mon frère / Elisabeth de Fontenay

Sans coordination entre les chapitres pour mieux caractériser la déficience de son frère (ignorance radicale de la causalité et du temps), la philosophe révèle une face cachée d’elle-même  et lui prête sa plume : elle raconte la répercussion de la différence de Gaspard – son maître intérieur – sur son œuvre qui tente de comprendre le mystère de la souffrance animale.

La « papesse de la cause animale », Elisabeth de Fontenay, consacre un texte intime  – aussi bref que sa peine est lourde – à son frère cadet, nommé ici Gaspard (en fait Gilbert-Jean) – en raison d’un mouvement constant de retenue, causé par une archaïque réaction de peur, celle d’une enfant dont la mère a dû cacher le nom de naissance sous l’Occupation – comme dans La chanson de Gaspard Hauser de Verlaine. L’auteur s’approprie le titre d’un livre d’Aloysius Bertrand, attirée par l’alliance troublante du prénom de Gaspard avec la nuit qui dénote la cécité d’un soi qui n’est pas devenu soi-même, qui n’a pas accédé à la condition de sujet, enfermé en lui-même, coupé du réel (autiste), hébété par les neuroleptiques. Avant d’être accueilli dans l’institution toulousaine « Les Jeunes Handicapés », il a été envoyé à quinze ans dans une ferme en Suisse où il s’occupait des animaux.

Cette « autobiographie de [s]on frère » (sous-titre) couche la vie de cet octogénaire à jamais perdu en lui-même pour l’inscrire « moins illisiblement dans la communauté des hommes » au nom de la dignité, la sienne et celle de tous les autres. La mère, obligée à se séparer de son cabinet dentaire  par son époux, nommé haut fonctionnaire de la République renaissante, alors que lui-même, engagé dans la Résistance, puis entré dans la clandestinité, avait fini par abandonner son métier d’avocat, transmettait à Gaspard les fondamentaux et dans la même héroïque foulée l’a conditionné à se conduire en société en lui apprenant les manières de se tenir à table comme les codes de la politesse la plus raffinée, mais sans jamais pouvoir lui faire comprendre comment n’avoir qu’à bon escient ces gestes d’extrême courtoisie.

C’est en observant son cadet – qui réagit « comme un agneau que l’on mènerait à l’abattoir » – que la philosophe en est venue à méditer sur le sort des êtres privés de parole, devenant ensuite l’un des penseurs clés de la cause animale (voir un de ses précédents essais Le silence des bêtes) : elle a acquis la certitude que son frère – aussi démuni soit-il – appartenait à la communauté des hommes et pas seulement à celle du vivant. La réflexion philosophique prend rapidement le pas sur le propos biographique de départ.  Elle dénonce « l’allergie à l’être différent », fait le procès de tout ce qui conduit à exclure de l’humanité ceux qui ne remplissent pas les « critères décisifs » et cite les « handicapés mentaux », les « vieillards amoindris ». Geste salutaire, bouleversant d’intelligence et de pudeur pour ce portrait qui a reçu le prix Femina 2018 Essai.

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2018

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